La dernière lettre de St-Exupéry : fulgurante et prémonitoire…

Publié le

17 mars 2023

Les Carnets publient cette ultime missive de l’aviateur, écrivain, poète et humaniste tellement lucide voire meurtri qu’il en perdit confiance en…l’humanité. Le texte ci-après nous a été transmis il y a fort longtemps par un ami écrivain, Georges Sonnier, lui-même proche du Grenoblois Pierre Dalloz.
Pour le lancement des Carnets Lozériens, il nous est apparu utile et pertinent de donner le ton, en publiant cette lettre émouvante qui invite néanmoins à arpenter les chemins sombres et lumineux de la réflexion.


L’ultime lettre (connue) de Saint-Ex ! Le lendemain, cette figure de légende s’abîmait aux commandes de son avion de reconnaissance photographique dans les eaux de la Méditerranée.

Et le surlendemain, un autre ami de Pierre Dalloz, Jean Prévost, 43 ans, était abattu au Pont-Charvet (à deux pas de Grenoble, aux Côtes-de-Sassenage).

Mourir à quarante-quatre ans, aussi désespéré de l’Humanité !

Pierre Dalloz, architecte et montagnard avec qui Saint-Exupéry se lia d’amitié à partir de 1939, et qu’il retrouva ensuite à Alger, fut à l’origine du « Plan Vercors » (imaginé dès mars 41, matérialisé et transmis en janvier 43 par Yves Farge à Jean Moulin, qui l’adopta aussitôt), devenu plus tard Plan Montagnards.
« Écrite à Pietranera, près de Bastia [elle] fut trouvée par le commandant Gavoille, bien en évidence sur la table d’Antoine, le soir de sa disparition, le 31 juillet 1944 ». Elle portait l’adresse d’une amie, l’épouse de Louis Joxe (le père de Pierre), à charge pour elle de la transmettre à P. Dalloz.

Secteur postal 90.027

Cher, cher D.,

Que je regrette vos quatre lignes ! Vous êtes sans doute le seul homme que je reconnaisse comme tel sur ce continent. J’aurais aimé savoir ce que vous pensiez des temps présents. Moi, je désespère.

J’imagine que vous pensez que j’avais raison sous tous les angles, sur tous les plans. Quelle odeur ! Fasse le ciel que vous me donniez tort. Que je serais heureux de votre témoignage !

Moi, je fais la guerre le plus profondément possible. Je suis certes le doyen des pilotes de guerre du monde. La limite d’âge est de trente ans sur le type d’avion monoplace de chasse que je pilote. Et l’autre jour, j’ai eu la panne d’un moteur, à 10 000 mètres d’altitude, au-dessus d’Annecy, à l’heure même où j’avais quarante-quatre ans ! Tandis que je ramais sur les Alpes à vitesse de tortue, à la merci de toute la chasse allemande, je rigolais doucement en songeant aux super-patriotes qui interdisent mes livres en Afrique du Nord(1). C’est drôle !

J’ai tout connu depuis mon retour à l’escadrille (ce retour est un miracle). J’ai connu la panne, l’évanouissement par accident d’oxygène, la poursuite par les chasseurs, et aussi l’incendie en vol. Je paie bien. Je ne me crois pas trop avare et je me sens charpentier sain. C’est ma seule satisfaction ! Et aussi de me promener, seul avion et seul à bord, des heures durant, sur la France, à prendre des photographies. Ça, c’est étrange.

Ici on est loin du bain de haine(2) mais, malgré la gentillesse de l’escadrille, c’est tout de même un peu la misère humaine. Je n’ai personne, jamais, avec qui parler. C’est déjà quelque chose d’avoir avec qui vivre. Mais quelle solitude spirituelle !

Si je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m’épouvante. Et je hais leur vertu de robots. Moi, j’étais fait pour être jardinier(3).

Je vous embrasse.
St.-Ex